Traitement de la dépendance aux opioïdes et inégalités sociales : recherche sur la contrainte sévère à l’emploi

 

Le 24 mai dernier, le programme CRAN et le CREMIS (Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté) ont présenté les résultats d’une étude conjointe sur les pratiques professionnelles relativement à la contrainte sévère à l’emploi et les  trajectoires d’usagers du CRAN ayant demandé une reconnaissance de contrainte sévère à l’emploi à leur équipe traitante.

Au Québec, un rapport médical est nécessaire pour qu’un prestataire de l’aide de dernier recours obtienne une reconnaissance de contrainte sévère à l’emploi. Lorsque cette contrainte à l’emploi est validée par le ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale (MTESS), le revenu mensuel de la personne passe de 633$ à 1035$. Il s’agit d’un revenu mensuel pouvant totaliser jusqu’à 63% du revenu de base de l’aide sociale.

Conscients des conséquences dévastatrices de conditions de vie extrêmement précaires, les professionnels de la santé comprennent les avantages pour les usagers d’une augmentation de leur revenu mensuel. Toutefois, plusieurs craignent les effets pervers que cette reconnaissance de contrainte sévère à l’emploi pourrait engendrer : financement de la consommation de drogue ou d’alcool à même le supplément de revenu associé à cette reconnaissance de contrainte à l’emploi, perte d’estime de soi liée à ce statut social stigmatisé, frein à la réinsertion en emploi, etc. La décision de signer un rapport médical pour contrainte sévère à l’emploi peut donc générer plusieurs questionnements chez les professionnels, et au premier chef chez les médecins, qui sont imputables de la décision en signant le rapport médical.

En 2015, le CREMIS et le programme CRAN ont mis sur pied un projet de recherche pour documenter les pratiques professionnelles relativement à la contrainte sévère à l’emploi de même que l’impact de ces pratiques dans les trajectoires des usagers qui suivent un traitement de maintien pour la dépendance aux opioïdes. Ont collaboré à la recherche David Barbeau, directeur médical du programme CRAN, ainsi que Nadia Giguère, chercheure universitaire en établissement, et Stéphane Handfield, professionnel de recherche, tous deux du CREMIS. Les fonds de démarrage ont été fournis par le CRAN. Dans le cadre de l’étude qualitative exploratoire, 7 professionnels du CRAN (médecins, infirmiers, travailleurs sociaux) et 18 usagers du programme CRAN (dont 15 hommes et 3 femmes) ont été interviewés. La moitié des usagers avait déjà obtenu une certification de contrainte sévère à l’emploi au moment de l’entrevue; les autres étaient en processus pour l’obtenir.

L’ensemble des usagers participants a été interviewé sur leur vécu de la démarche de reconnaissance de contrainte sévère à l’emploi – une démarche qui s’est révélée très anxiogène et énergivore  ̶  ainsi que sur leurs conditions de vie, notamment le logement, l’alimentation, la socialisation, l’estime de soi, la consommation de drogue ou d’alcool, l’état de santé physique et mental. Plusieurs recherches ont déjà démontré l’impact positif d’un revenu supplémentaire sur la santé et les conditions de vie des personnes, et sans surprise, les résultats de cette recherche exploratoire montrent  que l’augmentation de revenu lié à la reconnaissance de la contrainte sévère amène une amélioration de la sécurité alimentaire, une réduction du stress, une stabilisation des symptômes dépressifs et une mobilisation dans divers projets, que ce soit un projet parental, un projet de bénévolat, une assiduité dans une démarche thérapeutique, etc.

Concernant les craintes des professionnels relativement à une potentielle chronicisation de l’inemployabilité suite à la reconnaissance d’une contrainte sévère à l’emploi, la recherche révèle que de telles craintes amènent une réticence à reconnaître la contrainte sévère à l’emploi lorsque la situation de non-emploi n’est pas déjà chronique. Autrement dit, les professionnels semblent privilégier le statu quo (soit le maintien de l’usager sur le barème de base à l’aide sociale) lorsque la contrainte à l’emploi est à durée indéterminée pour une période de plus de 12 mois et qu’ils peuvent entrevoir un possible retour en emploi.  Cette tendance à signer plus aisément le rapport médical lorsque la situation est déjà chronicisée semble empêcher les professionnels de considérer cette mesure comme transitoire. Or la recherche suggère qu’il est possible, considérant que le revenu supplémentaire a le potentiel de stabiliser la situation de la personne sur plusieurs plans, que la reconnaissance de la contrainte sévère serve de tremplin vers le retour en emploi, ou à tout le moins de levier à la mobilisation sociale. Cette tendance à privilégier le statu quo en cas de doute n’est d’ailleurs pas exclusive aux professionnels de la santé; elle est encouragée par le processus administratif en place actuellement.

La recherche a également permis d’identifier plusieurs pratiques porteuses pour les professionnels et les usagers. Mentionnons entre autres les pratiques suivantes :

  • L’apport important de l’équipe multidisciplinaire pour diminuer l’aspect anxiogène de la démarche chez l’usager, pour poser un regard plus global sur la situation de la personne et ainsi permettre de prendre une décision plus éclairée relativement à la contrainte sévère à l’emploi, et ce, pour le bien-être de l’usager.
  • Les conversations ouvertes et transparentes avec l’usager au sujet des risques de rechutes de même qu’autour du diagnostic justificatif de la contrainte sévère. Cette ouverture facilite l’établissement d’un plan thérapeutique et a le potentiel de contrecarrer l’impact négatif sur l’estime de soi que peut avoir la réception d’un diagnostic.
  • Une meilleure connaissance du fonctionnement des programmes d’aide de dernier recours et du processus d’évaluation de la contrainte sévère à l’emploi par le MTESS permet aussi aux professionnels de désamorcer certaines craintes relativement à la chronicisation de l’inemployabilité et aux usagers de développer une perspective critique sur l’étiquette de «permanence» souvent associée à la contrainte sévère.

Dans la foulée de cette recherche exploratoire, des réflexions s’imposent donc sur la variabilité des pratiques professionnelles relativement à la contrainte sévère à l’emploi,  la formation professionnelle autour de cet enjeu, les moyens de faire émerger des positions communes au sein des équipes cliniques, mais aussi les facteurs externes, d’ordre moral ou structurel, qui peuvent influencer les décisions cliniques. Des décisions qui, rappelons-le, ont des impacts majeurs dans la vie des usagers, tant sur leurs conditions de vie, que sur leur état de santé, leur estime personnelle et leur mobilisation sociale.

Le rapport de recherche complet faisant état des différentes pratiques professionnelles relativement à la contrainte sévère à l’emploi et des diverses trajectoires des usagers sera disponible sur le site du CREMIS à l’automne 2018.